17

 

 

Après avoir laissé Jon avec A. J., Bill retourna dehors, l’estomac crispé par une intuition angoissante : il était certain qu’il s’était passé quelque chose de terrible. Il n’aurait su l’expliquer, mais il sentait que la situation avait empiré, alors qu’il aurait dû être heureux de la mort inattendue du monstre qui avait kidnappé son fils. Il longea la façade de devant du Gold Pan et contourna l’angle donnant sur le parking du fond…

Il se figea sur-le-champ. Des tas de mouvements vibraient dans la nuit.

Il plissa les yeux pour ne pas se laisser aveugler par les flocons de neige qui lui cinglaient le visage. Alors il entrevit des silhouettes qui zigzaguaient entre les files de camions. Parmi elles, il y avait beaucoup d’hommes, d’après la taille, la démarche… et les hurlements. Mais c’étaient des hurlements de petits garçons terrorisés. Et derrière eux – tout autour d’eux – des silhouettes plus petites : les filles. Certaines parvenaient à se rendre invisibles dans les ténèbres, aux yeux d’un être humain normal. Pourtant, la majorité d’entre elles ne se souciait pas du tout de passer inaperçues. Elles couraient dans la nuit comme des possédées. Agitant les bras comme des fouets, poussant des cris gutturaux, elles attaquaient les hommes. Après les avoir fait tomber par terre, elles s’alimentaient de leur sang avec voracité… et avec des bruits sonores de déglutition.

La peur au ventre, ne sachant trop que faire, Bill les observa pendant un moment. Qu’est-ce qui les avait rendues si intrépides, si monstrueuses ? La mort de leur Reine ? Mais qu’est-ce qui l’avait tuée, celle-là ?

S’efforçant d’oublier toutes les questions qui se bousculaient dans son esprit, Bill courut d’un pas chancelant tout autour du parking réservé aux camions, jusqu’à la source du vacarme montant dans la nuit. Soudain écrasé par la fatigue, il dut s’arrêter. Il avait les jambes en coton et sentait qu’il était à deux doigts de tomber dans le coma. Levant une main, il se rendit compte qu’elle tremblait violemment. Vacillant en arrière, il heurta un lampadaire. Il gémit, en proie au vertige et dut lutter de toutes ses forces pour rester debout.

La fatigue, c’est tout, se rassura-t-il. La tension. Trop de choses à la fois.

Seulement, il ne pouvait s’empêcher de repenser à ce que « la Reine » lui avait prédit. Il était en train de mourir… et pour de bon, cette fois.

Bill s’écarta avec prudence du lampadaire et se remit en marche. Il repéra Byron au milieu du groupe d’hommes qui l’avaient suivi hors du restaurant. Les faisceaux de leurs lampes-torches trouaient les ténèbres comme des épées. Plusieurs d’entre eux avaient grimpé sur la remorque fermée par une bâche qui couvrait la cargaison d’ail, tandis que d’autres, encerclant le camion, sortaient des gousses d’une caisse, puis les éparpillaient sur la neige afin de maintenir à distance les filles qui tentaient de s’approcher d’eux. Ils étaient bien une douzaine d’hommes à entourer le camion. Mais bientôt, ils reculèrent. Certains, saisis de nausée à cause de l’épouvantable odeur des filles, tombaient à genoux. Bill vit un lézard qui se cachait sous le camion. Saisissant l’un des hommes par les chevilles, elle le tira vers elle. Frappé d’effroi, celui-ci se mit à hurler. Il tomba par terre en laissant choir sa torche. Byron pivota d’un bloc, visa et tira deux balles dans le visage de la fille. Deux petits trous noirs s’élargirent dans sa chair blanche. Elle hurla, lâcha les chevilles et détala de nouveau sous la remorque, hors de portée. L’individu qu’elle avait fait tomber par terre ne sembla pas remarquer qu’elle avait disparu. Toujours effrayé, il rampa sur la neige, puis se redressa et détala vers le Gold Pan. Les autres lui crièrent de revenir, mais il avait déjà franchi la barrière protectrice des rangées d’ail…

… Elles fondirent sur lui comme des vautours, arrachèrent ses vêtements pour atteindre sa chair chaude et le sang nourricier coulant dans ses veines.

Bill courut à toute allure vers le camion, oubliant le danger qui le menaçait. À quelques mètres du bahut, il fut assailli par l’odeur de l’ail répandu autour de cet engin. Elle monta à ses narines comme des flammes, lui brûla la gorge et les poumons. Son estomac fut saisi de convulsions. Des larmes noyèrent ses yeux et sa langue enfla dans sa bouche. Il tomba sur les genoux et se mit à vomir en abondance, soudain pris de vertige et sur le point de perdre conscience.

— Bill ! cria Byron. Va-t’en, bon sang ! Retourne dans le Gold Pan et empêche tout le monde de sortir. Nous, on s’occupe d’elles.

Bill leva la tête, mais les rayons des torches brûlèrent ses yeux noyés de larmes.

— Pars ! hurla Byron en agitant les bras.

D’abord en rampant, puis debout, Bill s’éloigna…

Lorsqu’il pénétra dans le restoroute, A. J. et Jon se trouvaient devant la boutique. Doug, un peu en retrait, parlait tranquillement avec les deux filles. D’autres personnes, figées et l’air anxieuses, gardaient les yeux rivés sur les fenêtres et les portes.

— Que se passe-t-il ? demanda A. J. en se précipitant vers Bill. (Sans lui laisser le temps de répondre, elle ajouta dans un souffle :) Mon Dieu, Bill, tu as une mine atroce. Ça va ?

Il s’appuya contre un présentoir de paquets de bonbons et de chewing-gums, puis poussa un petit rire.

— Non, je ne crois pas.

— P’pa, qu’est-ce qui se passe dehors ? demanda Jon en s’avançant vers ses parents.

— Ils déchargent l’ail du… du camion pour le répandre autour du bâtiment du restoroute…

Saisi de nouveau par le vertige, il se tut et enfouit son visage dans ses mains. Lorsqu’il releva la tête, il s’aperçut qu’un cercle de gens se resserrait autour de lui, l’air inquiet, comme s’ils avaient attendu qu’il leur dise ce qu’ils voulaient entendre.

— É… Écoutez, déclara-t-il d’un ton calme, tout ira bien si vous restez à l’intérieur. C’est tout. Ne bougez pas d’ici.

— Mais si elles entrent ? glapit une grosse femme qui berçait sans douceur un bébé dans ses bras.

Les questions fusaient de toute part, et elles se réduisirent à un bourdonnement incompréhensible aux oreilles de Bill. Il leva les mains en s’efforçant d’avoir l’air rassurant.

— Dans quelques minutes, les hommes auront répandu l’ail autour du Gold Pan. Et il leur sera absolument impossible d’entrer.

Le tintamarre des conversations s’apaisa et, dans ce silence relatif, on entendit un hurlement montant de la salle du restaurant.

— Au secours ! À l’aide ! Elle saaaigne ! Elle saaaigne !

Bill et Adelle échangèrent un regard rapide. Puis se tournant vers Doug, elle dit :

— J’vais voir si je peux faire quelque chose.

Bill et Jon la suivirent dans le restaurant. La serveuse protégeait toujours de son corps sa fillette. Comme ils s’approchaient de Jenny, Bill prit son fils par les épaules. Jenny leva sur A. J. des yeux implorants.

— Je suis infirmière, déclara celle-ci.

La jeune femme essuya ses larmes.

— Elle a été mordue, expliqua-t-elle. C’est moche. Elle perd beaucoup de sang.

A. J. s’agenouilla. La serveuse, dont les vêtements étaient maculés de sang, s’agrippa à son bras. Les traits déformés par le chagrin, elle pleurait à chaudes larmes.

— Elle a le Sida, murmura-t-elle.

A. J. détacha en douceur la main crispée de la mère, puis elle tourna de côté le visage blême de la fillette afin de pouvoir observer la plaie.

— Ce n’est pas si moche que ça. Nous devons simplement stopper l’hémorragie. Quelqu’un a-t-il des gants en caoutchouc ?

La serveuse réfléchit un instant.

— Celui qui fait la plonge.

Vite, elle partit dans les cuisines et revint peu après avec une paire de gants en latex vert.

— Donnez-moi un vêtement, lança A. J. tout en enfilant les gants. Propre, pour stopper le sang. Un flacon d’eau oxygénée. On en trouve dans la boutique. Et de la gaze, s’il y en a.

La serveuse se précipita dans la boutique. La fillette regardait A. J., d’un air à la fois perdu et affolé :

— Est-ce que le monstre est parti ? demanda-t-elle.

Les yeux voilés de larmes, A. J. regarda Bill en lui lançant un appel au secours silencieux. Il se pencha vers la fillette.

— Oui, ma chérie, dit-il du ton le plus rassurant possible. Ce monstre est parti.

Les yeux plissés, la fillette observa un instant Bill, lui demanda son nom, puis :

— Êtes-vous malade, vous aussi ?

Bill fit la moue et eut beaucoup de mal à avaler la bile visqueuse qui obstruait sa gorge.

Vous êtes déjà en train de mourir…

— Oui, chuchota-t-il en opinant du chef. Je suis malade, moi aussi.

Après quoi, il se releva et se tourna vers la foule amassée dans le restaurant. Tous l’observaient, l’air attentif.

— Tout ira bien, déclara Bill, à condition qu’aucun d’entre vous ne sorte de ce bâtiment, pour quelque raison que ce soit… Restez à l’intérieur.

Les batteries alimentant les lampes de secours finirent par rendre l’âme et le restaurant se trouva plongé dans l’obscurité totale.

— Allez chercher des lampes halogènes et apportez-les ici, lança Bill à la ronde d’une voix faible.

— Papa, que se passe-t-il ? demanda Jon d’un ton calme.

— Nous allons rester ici, à l’intérieur, jusqu’au lever du soleil. Jonny, ce n’est juste… (Il consulta sa montre.) Oh, une heure ou deux d’attente. Tout ira bien.

— Non, qu’est-ce qui t’est arrivé, à toi, je voulais dire.

Bill posa une main sur l’épaule de son fils et sourit, lèvres closes.

— Oh ! ne t’inquiète pas pour moi… Va donc voir comment vont tes sœurs, d’ac ?

Il tapota l’épaule de Jon et le poussa légèrement en avant. Après que Jon se fut éloigné en jetant des regards réticents par-dessus son épaule, Bill gagna l’un des comptoirs, se laissa choir sur un tabouret, puis posa la tête entre ses bras croisés.

— Bonne question, en effet, murmura-t-il pour lui-même. Que m’arrive-t-il…

Le soleil allait se lever bientôt.

Et il savait que la prédiction du monstre était vraie : il était bel et bien en train de mourir…